Par Émilie Furlotte et Julien Leclerc


C’est à la lecture de cet article évoquant le projet Books unbanned de la bibliothèque de Brooklyn, dans le quotidien La Presse, que nous avons décidé d’ajouter notre voix à celles qui tentent de garder toutes ouvertes les fenêtres vers le monde pour tous nos jeunes lecteur.rices. 

Nous voyons la dérive de la censure particulièrement en Floride et nous ne pouvons nous empêcher d’être inquiets pour les élèves. Comment peut-on bannir une oeuvre comme Le rose, le bleu et toi! d’Élise Gravel? C’est insensé!

Tout récemment, au début du mois d’avril, nous avons toustes été témoin des manifestations dans la ville de Sainte-Catherine. La ville a été contrainte de déplacer le lieu d’une activité de conte destinée aux enfants tenue par la drag queen Barbada en raison d’un rassemblement s’y opposant tenu devant la bibliothèque, sous haute surveillance policière. En 2023… au Québec… on tente de censurer une heure du conte, alors que l’un des messages que Barbada souhaite passer aux enfants à travers ses lectures, c’est : l’important, c’est d’être qui tu veux dans la vie ! (Ouellette-Vézina, Henri. La Presse. 2023)

En décembre, une autre controverse sur la censure a sévi dans les Centres de services scolaires à propos de la dernière oeuvre de feu François Blais. Les CSS pouvaient lire dans une lettre envoyée par la sous-ministre adjointe du Ministère de la Santé et des services sociaux que «[…] la lecture du roman pourrait affecter les jeunes présentant des vulnérabilités. Ces derniers pourraient notamment adopter des comportements suicidaires par imitation, même dans le cas d’une fiction, les risques d’imitation sont réels.»

Toutefois, à aucun moment de ce roman (écrit avec justesse, tout en témoignant d’une grande sensibilité), on ne fait l’éloge du suicide.

Pourquoi un tel avis auprès des Centres de services? Est-ce parce qu’on ne fait pas confiance aux enseignant.es et aux bibliothécaires scolaires qui mettront ce livre dans les mains de leurs élèves? Est-ce parce qu’on ne fait pas confiance aux enseignant.es qui se seraient renseigné.es et préparé.es pour bien encadrer leurs élèves avant cette lecture?

Alors, posons-nous des questions: «Censure et littérature : où doit-on se placer? Comment doit-on se positionner? Quel est notre rôle?»

Réalité québécoise

Historiquement, la censure au Québec était assurée par l’Église catholique. L’Église mettait à l’index des documents qu’elle jugeait à l’encontre de ses valeurs. Il existe encore à ce jour un endroit, à la bibliothèque du Séminaire de Québec, que l’on appelle «L’Enfer» ; c’est le nom qui était donné à la section des livres mis à l’index dans les bibliothèques. Il a fallu attendre le concile Vatican II, en 1962, pour que le système de censure imposé par l’Église catholique prenne fin au Québec… (Radio-Canada, Le 15-18, 26 avril 2019)

Aujourd’hui, par contre, on peut dire que la censure est pratiquement inexistante au Québec. La censure est plutôt créée par les adultes, les enseignant.es, les parents. La censure est présente lorsqu’il y a un choc de valeurs.

Quand un.e auteur.rice écrit une oeuvre, iel est conscient.e que c’est sa chance de parler avec son lectorat. L’acte social de la lecture débute ainsi. C’est ensuite le rôle des passeur.euses culturel.les d’agir à titre de médiateur.rice entre le livre qui traite d’un sujet sensible et le.la lecteur.rice.

Et au final, les enfants assument d’être «leur propre enseignant». Ils seront capables de développer leur pensée critique par eux-mêmes tout en contribuant à une culture d’apprentissage positive (Hattie, 2023).

La «prise de risques» est plus grande au Québec qu’aux États-Unis, car le financement aux maisons d’édition s’articule différemment. Aux États-Unis, on vise d’abord le critère marketing.  Si un livre aborde une thématique trop tabou, certaines maisons d’édition ne prendront pas le risque de le publier, car il ne se vendra pas. Ici, on peut se permettre davantage de publier des livres «coups de poing» comme on l’entend souvent. Mais une question demeure… quels thèmes peuvent faire l’objet de censure au Québec?

Tabou or not tabou, telle est la question?

Quand on pense à la censure, on pense rapidement à ce qui est tabou, à ce qui choque. Pourtant, il n’y a pas en soi de mauvais sujets à aborder en littérature. Il s’agit plutôt de savoir à qui l’on s’adresse et dans quel contexte le sujet sera abordé. Un enfant doit se sentir à l’aise de pouvoir questionner son enseignant.e afin de développer sa réflexion et son opinion sur le sujet. L’échange en groupe ou en partenariat permet aux élèves de vivre quelque chose, d’être en accord, en désaccord. Le livre va les amener ailleurs (livre-fenêtre). Le livre pourrait aussi apaiser des blessures s’il s’agit d’une réalité qu’il ou elle a vécue de près (livre-miroir).

L’enseignant.e doit aussi être prêt à assumer qu’iel jouera un rôle de médiateur.trice. On ne lit pas une oeuvre «coup de poing» sans s’être préparé.e. Si on ne se sent pas prêt, on peut soi-même se censurer et laisser le livre reposer un temps. La censure, c’est couper l’accès à un produit, y interdire l’accès. Ce n’est pas ce qui est souhaité. Néanmoins, rien ne nous empêche d’agir avec délicatesse auprès de nos élèves.

La détresse psychologique, le suicide, les troubles alimentaires, la diversité sexuelle, l’identité de genre, la religion, la sexualité… ce sont des sujets qui ont leur place en littérature jeunesse. Nous comprenons que devant ces différents thèmes les enseignant.es puissent parfois être réticent.es. Nous pouvons éprouver certains malaises et inconforts. Il est important de se questionner afin d’identifier ce qui nous rend mal à l’aise. Sommes-nous inquiet.es de ne pas accompagner adéquatement nos élèves dans leurs propres réactions face à ces thèmes? Avons-nous peur des réactions des parents?

Une fois ces réflexions faites, plusieurs pistes peuvent être empruntées afin d’être en mesure de présenter des oeuvres abordant des thèmes sensibles en classe. 

Souvent nous entendons que certain.es ont peur d’influencer négativement les jeunes lecteur.rices. Exposer les enfants à diverses réalités plus «taboues» permet plutôt d’ouvrir un dialogue avec les lecteur.rices. Discuter, se questionner, réfléchir ensemble autour de ces sujets importants est sain. La classe se doit d’être un lieu de liberté, d’écoute et de respect; créer un lieu où les jeunes se sentent en confiance et en sécurité.

Il faut aussi tenir compte de nos élèves et de leurs réalités. Si nous savons qu’une thématique abordée dans un livre que vous voulez lire au groupe touchera particulièrement un.e élève, prenez le temps de lui en parler seul à seul avant. Laissons à l’enfant la possibilité de ne pas assister à la lecture. Certains livres «sensibles» sont mis à la disposition de toustes dans la bibliothèque de classe? Pas de soucis, mais ajoutez-y un petit avertissement au début. C’est d’ailleurs ce que la maison d’édition Fides a fait pour le roman de François Blais. 

Ainsi, encore une fois, le.la lecteur.rice est libre de lire ou non. Il peut aussi être judicieux de mettre à la disposition des élèves des ressources d’aide en lien avec les sujets touchés. Chez Héritage Jeunesse, dans la collection UNIK qui aborde des thématiques parfois plus dures, on retrouve justement à la fin ces mêmes ressources psychologiques pour les jeunes éprouvant des difficultés semblables aux personnages (ANEB, Tel-Jeunes, Interligne, etc.). Demander la collaboration des services professionnels de votre école telle que la psychoéducation pourra aussi vous aider auprès de certains élèves.

Vous connaissez bien vos élèves, les oeuvres sont bien identifiées dans votre classe, mais ce sont plutôt les réactions des parents qui vous inquiètent? Avant d’aborder un sujet qui pourrait en ébranler quelques-uns, écrivez un message aux parents afin de leur présenter votre démarche ainsi que les oeuvres qui seront lues aux élèves.

Prix Espiègle

Pour conclure cet article, il nous tenait grandement à coeur de vous parler du Prix Espiègle.

Le Prix Espiègle met en vedette des livres audacieux, malicieux, qui osent et d’une grande qualité littéraire. Des livres dont le sujet dérange, déstabilise, remet en question et suscite parfois un malaise. Après tout, la littérature n’est-elle pas un reflet vivant des débats, des enjeux et de l’évolution des mentalités ? Et même plus : son rôle est aussi de participer à faire évoluer les consciences.

Selon nous, tous les sujets peuvent être abordés en littérature jeunesse, pourvu que le traitement soit respectueux, sans vulgarité, et respecte le développement psychologique de l’enfant.

Prix Espiègle. Adresse URL: https://sites.google.com/view/prixespiegle/pr%C3%A9sentation

Le Prix Espiègle permet d’offrir une vitrine, une meilleure visibilité aux oeuvres menacées de censure: des oeuvres qui revèlent des vérités. Et les enfants ont soif de vérité! Il s’agit de livres que de nombreux enfants aimeraient lire, mais qui malheureusement ne tomberont peut-être jamais entre leurs mains, car des adultes leur en empêcheront.

Vous retrouverez d’ailleurs les oeuvres finalistes de 2023 ici: https://revue.leslibraires.ca/actualites/les-prix-litteraires/place-au-prix-espiegle-2023/

Sur ce, nous vous souhaitons de belles découvertes, mais surtout… de belles discussions avec vos collègues et avec votre communauté de lecteur.rices!


Image 1: Le livre « Le rose, le bleu et toi » d’Elise Gravel. Droite : Drapeau des États-Unis. Elise Gravel – français | Facebook, Robert Linder | Unsplash | Image tirée de Narcity

Image 2: Shari Okeke/CBC

Par |2023-05-07T08:54:44-04:00mai 7th, 2023|0 commentaire

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