Par Benita Kanozayire et Lucie Béchard


Le mois dernier, nous vous avons parlé de La case 144 publié chez D’Eux qui nous a fait réaliser nos privilèges en temps de pandémie. Une deuxième oeuvre s’est imposée à nous, par pur hasard récemment. Petite mise en contexte: avant la fin des classes, une élève nous a prêté un roman paru cet automne à la courte échelle, le dernier d’Andrée Poulin, Enterrer la lune, qui fait état de la problématique d’accès aux installations sanitaires en Inde et ailleurs dans le monde.

Quelques jours plus tard, l’annonce du congé forcé tombait. Dans les heures qui suivirent, des citoyens, craignant le pire, se ruaient dans les épiceries pour faire le plein de vivres et se prémunir d’une tonne de papier hygiénique. Qui aurait cru, qu’au moment où on a lu le prêt de la gentille Adèle que le papier de toilette allait faire l’objet d’une véritable quête du Saint-Graal. Encore une fois, en lisant l’oeuvre dans les présentes circonstances, nous avons découvert un autre pan de nos privilèges :  avoir accès à une toilette était une chance en soi.

Pourquoi vouloir enterrer la lune?

C’est la première question qui nous vient en tête lorsqu’on lit le titre, n’est-ce pas? Quel est le lien entre la lune et les toilettes? Eh bien, l’autrice le dévoile dès le premier chapitre alors qu’elle nous expose au champ de la Honte. Ce champ, c’est le lieu où les femmes et les filles du village doivent se rendre en pleine nuit pour faire leurs besoins. Rapidement, on ressent la résignation, la résilience et l’injustice auxquelles les Indiennes doivent faire face pour assouvir un besoin de base.

Chaque nuit femmes et filles vont au champ de la Honte. Toujours la nuit. Jamais le jour. Dans le champ désert à la sortie du village des ombres s’accroupissent sur le sol sablonneux. Saris levés têtes baissées les femmes restent à l’affût. Elles guettent le moindre signe de danger. Accroupies. En silence. Sans se regarder. Sans regarder la lune femmes et filles font ce qu’elles ont… à faire.

© Andrée Poulin et Sonali Zohra, « Enterrer la lune », p. 11 la courte échelle*

Avec rythme, poésie, authenticité, les mots de l’autrice frappent l’imaginaire. Difficile d’imaginer, qu’encore aujourd’hui, des femmes doivent encore considérer les mécanismes naturels de leur corps comme étant quelque chose d’honteux à accomplir dans le secret. Qu’elles doivent encore sacrifier santé, sécurité, dignité et éducation simplement parce qu’elles sont des femmes.

© Andrée Poulin et Sonali Zohra, « Enterrer la lune », la courte échelle*

On comprend vite que Latika en veut à la lune, astre omniprésent qui met en lumière cette absence d’intimité. L’héroïne souhaite crier son indignation directement à la lune, l’enterrer pour qu’elle cesse d’éclairer la détresse de ces femmes. Elle souhaite également crier à l’injustice, « noyer la jalousie« , lorsqu’elle voit les garçons faire leur vie avec cette insouciance puisque, eux, n’ont jamais à mettre les pieds au champ de la Honte. D’autant plus qu’une fois devenue femme, il lui sera impossible de fréquenter l’école, seul lieu où elle peut laisser de côté la maladie la colère, la honte, puisqu’à un certain âge, « ce n’est plus convenable ».

© Andrée Poulin et Sonali Zohra, « Enterrer la lune », la courte échelle*

Au fil du récit, son ressentiment laisse place à la détermination, alors qu’elle fait la rencontre d’un ingénieur qui sème en elle une idée, un rêve: faire construire une toilette publique dans son village.

Quand roman rime avec poésie, féminisme et persévérance

Les extraits diffusés ici ne rendent pas justice à la beauté de l’oeuvre, croyez-nous. D’abord, soulignons l’originalité de l’exercice d’écriture chez Andrée Poulin. Nous savons qu’elle aime aborder diverses problématiques. Cette fois-ci, c’est en utilisant des vers libres qu’elle arrive à donner rythme et puissance aux propos de Latika. En ce qui a trait aux illustrations, elles se marient parfaitement bien avec le texte, de manière à nous faire voyager en plein cœur d’une Inde rurale. On aime aussi l’ajout, à la fin du récit, de faits documentés sur le manque d’installations sanitaires dans le monde et les conséquences sur la santé et la sécurité des femmes notamment. C’est d’ailleurs en lisant les dernières pages qu’on a appris que le 19 novembre avait lieu la journée mondiale des toilettes, visant à sensibiliser les gens de cette problématique de santé publique.

5 faits intéressants sur l’élaboration de l’oeuvre**

1) Aborder le sujet de l’accès aux toilettes peut sembler tabou à prime abord. Mais Andrée Poulin est une autrice engagée et est habituée de parler des injustices vécues dans le monde, comme dans Pablo trouve un trésor, Disparitions sous le baobab ou Y’a pas de place chez nous. Elle aime parler de thèmes qui font émaner la tolérance et l’empathie. Enterrer la lune est un livre qui l’a habitée pendant des années et a pris au-delà de 5 ans avant de voir le jour.

2) Dans son processus d’écriture, il lui a fallu réfléchir à l’appropriation culturelle.

Écrire à propos de la vie d’une jeune indienne? Moi, une nord américaine blanche n’ayant jamais vécu en Inde, ayant toujours eu accès aux toilettes? Ai-je la légitimité de raconter cette histoire?

Pour éviter de tomber dans le piège, elle a d’abord fait ses devoirs et a tenté de raconter l’histoire de Latika le plus sobrement et rigoureusement possible. Aussi, elle est allée « puiser dans ses réserves d’empathie » afin de mettre en lumière une problématique d’actualité. Elle a d’ailleurs fait lire les premières versions de son manuscrit à des personnes originaires de l’Inde pour ajuster son propos, pour être juste dans ses références culturelles. Son but était d’exposer la vie de ces femmes dans le plus grand des respects.

3) Le récit a été pensé avant tout pour être un album, mais après avoir essuyé plusieurs refus de différentes maisons d’édition, l’autrice a suivi les conseils d’une amie éditrice et a opté pour le roman graphique. Il lui a fallu alors tripler la longueur du texte. La courte échelle lui a d’ailleurs offert l’opportunité de travailler avec une artiste indienne pour illustrer le récit, ce qui apporta nécessairement un couche d’authenticité supplémentaire à sa démarche.

4) Sohali Zohra est originaire de Bangalore et vivait en Australie lors de la réalisation de l’oeuvre. Elle avait elle aussi le souci de raconter le plus fidèlement possible le récit des jeunes filles vivant en région éloignée de l’Inde. Elle savait aussi que c’était délicat de travailler sur un roman qui aspire aux changement sociaux pour une société où la culture et la tradition est aussi importante. C’est pourquoi elle a voulu se centrer sur l’illustration la vie quotidienne des habitants. Son illustration favorite est celle du marché, car la scène lui rappelle son enfance.

5) Pourquoi écrire en vers libres? Pourquoi pas! Sachant qu’un roman sur les toilettes pouvaient susciter des réactions hilares, voire dégoûtées chez les élèves, l’autrice a testé ses écrits devant des élèves de 4e et 5e année pour réaliser que l’aspect poétique permettait aux lecteurs de « s’évader vers les mots qui s’étalent, s’égrènent ou dégringolent**. Même devant un thème plus ou moins vendeur initialement, les lecteurs sont captivés et sensibles à la problématique. Ses classes cobayes en redemandaient, elle s’est alors dit : « Mission accomplie! »

6) Bonus! Une fiche pédagogique, incluant une lecture interactive, est disponible sur le site de l’éditeur. Pour la télécharger, cliquez sur l’image ci-dessous :

 

*tous les extraits sont diffusés avec l’accord de l’éditeur.
** les informations ont été recueillies à même le carnet d’écrivaine qu’Andrée Poulin nous a fourni, carnet qui est paru dernièrement dans un article de la revue Lurelu. Nous la remercions grandement de sa générosité.

Pour vous procurer le roman dont il est question dans cet article :